Split, été 2011
Du 14 juillet au 11 août 2011, j’ai eu l’occasion de passer un mois en Résidence à Split, à l’invitation de Kurs (Udruga za promicanje kulture i umjetnosti) et de Pro Helvetia (Fondation suisse pour la culture). Je venais alors de publier Ángeles et je désirais quitter la Suisse et ses obligations, les habitudes et l’inertie, pour entamer un nouveau projet romanesque. L’horizon balkanique et méditerranéen qu’on m’offrait d’habiter pour un mois tranchait par ailleurs avec l’Amérique latine où avaient largement puisé mes deux premiers livres. J’acceptai donc avec grand plaisir.
A Split, durant un mois, j’ai tenu un journal dans l’un de ces carnets qui se présentent pompeusement comme « l’héritier et le successeur du carnet légendaire des artistes et des intellectuels des deux siècles derniers ». Le slogan fait sourire, mais on se fait à l’objet : on l’emporte au café, au bistrot, et on écrit. Les pages qui suivent sont simplement détachées de ce carnet, comme des morceaux choisis, très légèrement retouchés. Aucune prétention littéraire, juste un témoignage.
Jeudi 14 juillet 2011
Je viens ici avec à peine six pages de notes, en vrac, pour commencer un nouveau livre. Aucun projet précis – juste du temps, et puis cet incipit (que je dois en partie à Johnny Cash, puisque c’est en écoutant The Man Comes Around que l’idée m’en est venue) :
Il y a un homme. Son âme est noire. Vous verrez ça.
Il y a une femme qui se révolte. C’est leur histoire. (Et c’est l’histoire de la Révolte.)
Plusieurs choses gênent un peu. Le manichéisme d’abord, très affirmé. Une solution serait d’attribuer le discours à un narrateur expressif et partial, à la Ishmaël, à la Bardamu (la tradition est belle, qui porte jusqu’à Kourouma, Revaz, Kristof, Ajar…). La Personnification gêne par ailleurs aussi. A supprimer, simplement ?
Ce qui me plaît d’avance ici, c’est la chaleur. La perspective de devoir travailler par temps de canicule m’enchante. C’est assommant, enivrant, et propice à l’écriture. Bien sûr, la ville est belle, somptueuse même, mais ce n’est pas dans le Palais de Dioclétien que je vais trouver « l’inspiration », mais dans la fièvre et la langueur (34°C aujourd’hui).
Vendredi 15 juillet 2011
Commencer par l’incipit, c’est ce que j’avais fait avec « La Rivière de cailloux ». Un soir que je n’écrivais pas, au bistrot, j’avais eu l’idée de commencer un texte par cette phrase : « Alors je l’ai tué. » Je l’avais notée sur un morceau de papier qui traînait à proximité. Quelques jours plus tard, j’écrivais « La Rivière » d’une traite. Tout le recueil est parti de là. Mais ce qui va pour un texte bref ne convient pas forcément à quelque chose de plus grande ampleur. A voir. Aujourd’hui, j’ai quand même réussi à écrire une page à partir de là, et à esquisser quelques grandes lignes – qui empruntent une ou deux idées à mes notes en vrac.
Samedi 16 juillet 2011
Un peu plus de trois pages écrites déjà, et le sentiment d’être un peu perdu. J’aime ce sentiment, tout en le redoutant. Je l’avais éprouvé aussi lors de la rédaction d’Ángeles. Ce plaisir, alors, de clarifier peu à peu la ligne du récit. Volonté d’éviter le plan contraignant, les abominables fiches de personnages. Je préfère voir jaillir la vérité de la fiction dans le geste même de l’écriture ; l’univers se crée phrase à phrase. Et de ces mots assemblés naissent des personnages pas forcément planifiés. Plaisir d’être empêtré avec eux, dans l’existence, dans la fiction. A l’heure actuelle, incapable de résumer l’histoire ou l’intrigue en une phrase.
L’Odyssée ou la Recherche ne font d’une certaine manière qu’amplifier (au sens rhétorique) des énoncés tels qu’ « Ulysse rentre à Ithaque » ou « Marcel devient écrivain. »
Gérard Genette
Jusqu’à présent, je vis plutôt à l’écart de la ville. Je mange et je bois mes cafés à l’appartement, sur le balcon (des cafés turcs, ou elliniko : le goût du dépaysement – le café à l’étranger, c’est toujours une saveur exotique, et plaisante – même le Nescafé grec et uruguayen, et l’Americano centraméricain). Je sors juste prendre l’air en fin de journée, pour me changer les idées – pour « m’ébrouer » dirait peut-être Bouvier. Acheter quelques bricoles alimentaires aussi. L’occasion d’exercer ma mémoire, d’utiliser les quelques pauvres mots de serbo-croate que je m’attache à mémoriser jour après jour.
Dimanche 17 juillet 2011
S’égarer un samedi soir dans les bars et les clubs du complexe de Bačvice. Les jupes et les robes se portent de taille inversement proportionnelle à celle des hauts talons. La jeunesse urbaine en représentation. On songe un peu au Montreux Jazz. Des grappes de jeunes filles de 15 à 20 ans manifestement venues pour se saouler. Celles qui titubent avant l’heure sont aidées par les autres (tituber en hauts talons, c’est grotesque, mais c’est aussi cocasse). Les garçons, assis et riant fort, regardent (discrètement) passer les filles. C’est presque plaisant. Le charme grossier de la récréation. Bien sûr, il y a aussi l’abrutissement du festif (qu’on pourrait aussi appeler communion.) Sur le sujet, je renvoie à l’impitoyable et précieux Muray.
Achevé Moby Dick. Je ne m’attendais à vrai dire pas à y trouver de l’humour : on en parle si peu. Il est pourtant salvateur et oriente subtilement tout le discours du narrateur, toute cette remarquable subjectivité. Le récit de la chasse comme prétexte à raconter la baleine, la science et les croyances. Et pour dire l’intensité inouïe du personnage d’Achab.
Lundi 18 juillet 2011
Sur le même palier que là où se trouve mon appartement vit un vieil homme qui se prend parfois à hurler – séquelle de guerre m’apprend-on. Ils seraient nombreux dans son cas – persécutés par le souvenir. C’est tragique, et c’est, pour céder au dérisoire, un peu intimidant de passer à côté de lui – imprécateur torse nu perdu dans sa mémoire.
Après la Slovaquie, c’est la deuxième fois en l’espace de deux ans que je mets les pieds dans un pays qui n’existait pas quand je suis né.
Jeudi 21 juillet 2011
– Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si vous écrivez des choses vraies ou des choses inventées.
Je lui réponds que j’essaie d’écrire des histoires vraies mais, à un moment donné, l’histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis obligé de la changer. Je lui dis que j’essaie de raconter mon histoire, mais que je ne le peux pas, je n’en ai pas le courage, elle me fait trop mal. Alors, j’embellis tout et je décris les choses non comme elles se sont passées, mais comme j’aurais voulu qu’elles se soient passées.
Agota Kristof, Le Troisième mensonge, p. 14
Les idées commencent à s’ajuster les unes aux autres, le fil du récit commence à se laisser dérouler et tisser. Une page par jour environ : l’avancée reste prudente.
Ce qui plaît en Croatie : la bienveillance, la tranquillité des gens, de la vie. Rythme profondément humain. La tolérance passive comme valeur appliquée.
Vendredi 22 juillet 2011
Mostar. La croix gammée y est manifestement moins taboue qu’en Suisse : sur les étals des antiquaires, elle voisine en tout cas volontiers avec l’étoile rouge, le portrait de Tito ou la balle souvenir porte-clefs.
L’eau, émeraude somptueuse, en bas, belle, profonde. Et le pont évidemment, sous les touristes.
(Un café turc, délicieux. Et le muezzin, juste là, pour le paysage sonore.)
Samedi 23 juillet 2011
Achevé à l’instant la Trilogie des jumeaux d’Agota Kristof, entamée il y a plusieurs années (profondément marqué par la lecture du Grand Cahier, je n’avais pas ressenti le besoin d’aller au-delà, tellement il me paraissait abouti – la peur peut-être aussi d’être déçu par la suite). Cette trilogie est une œuvre d’une force extraordinaire. Un chef-d’œuvre. Mais j’ai sans doute bien fait de me contenter pendant plusieurs années du Grand Cahier : il y avait effectivement déjà bien là de quoi se rassasier. La suite apporte indéniablement une dimension supplémentaire, mais peut-être aussi un peu trop de rebondissements et de révélations (poétique de la confusion). Quoi qu’il en soit – encore une fois – c’est un chef-d’œuvre.
Depuis, d’autres se sont essayés à explorer le malsain avec un certain succès de librairie. Mais c’est, avec Agota Kristof, autrement plus accompli et convaincant que ce qu’a pu faire un Régis Jauffret par exemple. Et puis il y a tellement plus, à commencer par cette capitale idée du mensonge, et puis ce qu’on a, je crois, appelé des « stratagèmes » visant à apprivoiser la langue de l’exil – narrateur enfantin, terrifiant, détaché, mythomane, irréel, si fascinant.
Les orages éclatent, violents. La cuisine est inondée. Il faut écoper le rebord des fenêtres – étonnamment creusé en rigole d’eau stagnante, ou plutôt aménagé en réceptacle à eau et à feuilles mortes.
Dimanche 24 juillet 2011
Prendre un café sur une terrasse et interroger son interlocuteur, qui a toujours beaucoup de choses intéressantes à dire, sur le pays, la langue, le dialecte, la culture, les habitudes. Savourer aussi bien le discours que l’accent, et le café qui s’éternise à force de n’en saisir que de toutes petites gorgées, – chaudes, tièdes, froides (G*** m’avait dit que le café se buvait également ainsi à Belgrade).
Miljenko Jergović, Le Jardinier de Sarajevo. La veille de mon départ pour Split, j’ai glissé un ou deux livres d’écrivains issus de l’ex-yougoslavie dans mes bagages (terra incognita). Dans le recueil de Jergović, j’ai trouvé du bon, du plus insignifiant, et une perle : « La Tombe ». Recueil un peu en forme de témoignage sur Sarajevo, sur le temps de la guerre. Mais tentative aussi pour montrer qu’au-delà de la sempiternelle « complexité » des Balkans, il est sans doute plus important de voir l’humain.
Lundi 25 juillet 2011
Le nom de l’une des principales chaînes de supermarchés croates annonce clairement la couleur : Konzum. Pas d’entourloupe. (Ça amusait déjà A***)
Le fraîcheur de la pastèque et le plaisir, chaque fois, de redécouvrir combien la saveur de certains fruits se marie bien – à l’étranger en tout cas – avec celle du café. Toutes ces pastèques, partout, on pourrait en faire des variations, des poèmes. Les mêmes pastèques de sucre et de sang que celles qui figurent sur les natures mortes des peintres mexicains.
Jeudi 28 juillet 2011
La dernière partie du Soleil se lève aussi est admirable. Dire les sentiments en décrivant les menus gestes, Hemingway le fait à merveille. Il n’est jamais explicitement question de sentiments, les mots qui les désignent semblent absents, retenus, et pourtant ils sont là, les sentiments, en creux, dans la description d’un train qui se met en marche, avec d’abord la locomotive qui part, puis passe, lentement, le premier wagon, le deuxième, un peu plus rapidement, et puis on voit le train au loin, de derrière ; le point de vue de celui qui reste à quai. Tout cela dans ce climat de poisseuse virilité – fait d’alcool, de corrida, de non-dit, de fierté, de pêche à la ligne – qu’Irving trouve détestable (parlant d’Hemingway, qui représente selon lui la quintessence de l’écrivain machiste, il s’exclame : « Bullshit ! »).
J’apprends à l’instant le décès d’Agota Kristof… Pas vraiment étonné, évidemment. Mais d’autant plus affecté que je venais de m’y replonger avec délice. Il n’y a plus guère que son théâtre qu’il me reste à découvrir (j’avais beaucoup aimé L’Analphabète ; un peu moins ses nouvelles).
B*** trouve que l’étiquette d’écrivain qu’on lui colle depuis que son blog a du succès est bien lourde à porter, qu’elle affecte la spontanéité de son écriture, qu’elle implique une responsabilité dont elle se passerait bien. Expérience sans doute largement partagée à travers le monde.
Vendredi 29 juillet 2011
Nager dans les eaux claires de l’Adriatique, acheter des fruits et des légumes (et se faire conseiller concombres et poivrons par la bienveillante maraîchère). Goûter à la saveur de la pastèque (et y regoûter chaque jour). Prendre le temps d’un café en terrasse (et prendre le temps de quelques bières). Se promener dans les ruelles du palais (et puis les fuir). Apprécier le silence de la circulation (si loin de l’Amérique latine, pas de klaxons). Lire (et écrire).
Visite de la cathédrale. Toujours très impressionné par les manuscrits médiévaux. Il y a quelque chose de sacré dans la patience qui sourd de ces livres, il y a le Temps. A l’heure où éditer un texte, l’imprimer, peut se faire en un quart d’heure contre trois cacahuètes, ça laisse songeur. La plus belle distinction aujourd’hui pour un écrivain pourrait bien être de voir ses textes jugés suffisamment bons pour être recopiés à la main (avec cette prodigieuse régularité et avec ces somptueuses lettrines et autres enluminures). Pour le symbole et la beauté du geste.
Hier à l’Alliance française : table ronde organisée par Kurs à l’occasion de mon séjour ici. D’être traduit en direct me fait dire plus de sottises que de coutume. Alors que je croyais le vocable redevenu d’usage, on me fait comprendre qu’on ne parle plus (ou toujours pas encore) de « serbo-croate ». Cet intérêt, ici, par ailleurs, pour la question du dialecte ; identité et appartenance en point de fuite ou en point d’ancrage.
Samedi 30 juillet 2011
Belle lumière dans la cour intérieure du Musée d’archéologie, qui ajoute à la beauté des pierres gravées qui y sont exposées – sarcophages ou pierres funéraires : cimetière. L’endroit est à peu près désert. Il y a autant de vigies que de visiteurs : deux.
Sur une terrasse de restaurant, des parents s’adressent à leur enfant qui veut des frites.
La mère : Tu commandes toujours la même chose.
Le père : Oui, c’est vrai, tu pourrais changer pour une fois, prendre du riz par exemple.
Le gosse : Du riz ?! Du riz au restaurant ?!
Lundi 1er août 2011
Il faut impérativement un narrateur habité. Un narrateur hanté aussi peut-être, cicatrisé.
Mardi 2 août 2011
Ecrire (en particulier quand on n’a pas de plan précis), c’est parfois poser des personnages et des scènes, et travailler ensuite à les relier, à les faire tenir, serrées, indissociables. C’est parfois concilier quelques éléments épars qu’il faut tâcher de faire fonctionner en réseau, en toile. Oui, écrire, indéniablement, c’est tisser. On ne doit pas pouvoir enlever une pièce (et l’on pense aux puzzles de Perec).
Jeudi 4 août 2011
Cette Chartreuse de Parme m’enchante. Me redonne aussi le goût de la narration omnisciente tellement elle permet, lorsqu’elle atteint cette qualité-là, de donner à lire des psychologies différentes – avec ce narrateur en surplomb, souvent un peu moqueur (« Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier ») et comme à contrecœur (« Nous avouerons que… »). Le rendu des hésitations, des pensées et des sentiments est une merveille.
La belle voix grave comme la pierre de certaines Croates.
Vendredi 5 août 2011
Ce qui fait mon quotidien des jours où j’écris (rencontres, lectures, promenades, visites, découvertes) influence sans doute beaucoup ce que j’écris. Il faut être vigilant, en particulier avec les lectures. Dans le cas présent, j’ai un peu le sentiment que tour à tour Melville, Muray, Kristof et Stendhal ne sont pas sans avoir été inconsciemment convoqués (pour un ton, un mode de narration, une idée, etc.). A vrai dire, la chose me paraît relativement légitime, pour peu que cela serve ma propre voix, alimente et soit versé dans une écriture qui m’est propre. Le risque, c’est le simple mimétisme. C’est pour s’en débarrasser, je crois, que Proust a écrit ses pastiches.
Plusieurs articles consacrés à la table ronde de l’Alliance française. Certains affirment que je ne comprendrais pas le dialecte que mes grands-parents étaient censés parler encore : j’ai dû mal m’exprimer : à force de vouloir simplifier… Mes grands-parents : l’une parle le danois, l’autre le norvégien, les deux derniers le français – un peu plus loin, peut-être, dans l’arbre, le suisse-allemand. Mais de dialecte français, de patois : nullement. Il y a bien longtemps que la question, autour de moi, ne se pose même plus.
Lundi 8 août 2011
Achevé à l’instant La Chartreuse… Et cette question qui revient parfois à la lecture d’œuvre aussi somptueuses : comment écrire après ça ? à quoi bon ?...
Cette fin expédiée en quelques pages, quelle réussite ! Ce livre est d’un esprit presque aussi éblouissant que Les Liaisons dangereuses. Derrière l’humour du narrateur, perce d’ailleurs ici aussi le machiavélisme de certains personnages. Mais ici, il se déploie en plus sur les terres de son origine, dans ces petits Etats italiens.
Stendhal donne souvent l’impression de s’amuser avec ses personnages. Il hausse la naïveté de certains au rang d’œuvre d’art. Ecrire dans l’allégresse – bien loin de Cendrars qui comparaît le travail d’écrivain au labeur du bagnard qui casse des cailloux. Personnellement, ce qui m’importe, au bout du compte, c’est que l’on sache conter.
Mardi 9 août 2011
Mis un point final, aujourd’hui, à mon travail ici. Le roman est bien lancé maintenant, et c’était l’objectif. A vrai dire, je vois la fin. Cette première esquisse pourrait être terminée à Noël. Ensuite viendra le gros du travail, le plus laborieux aussi, sans lequel pas d’œuvre littéraire, juste une bête histoire mal racontée, manquant d’harmonie, de rythme et de beauté. C’est cela qu’il faudra gagner.
Il n’aura finalement pas fait si chaud ; quelques gros orages, mais le plus souvent, un ciel parfaitement dégagé – pour parler comme le capitaine d’un vol de ligne.
J’ai eu beaucoup de plaisir à discuter avec mes différents interlocuteurs ici. Accueillants, dans la mesure notamment où ils acceptent de passer une soirée en anglais pour inclure l’étranger – ce qu’on ne voit que bien rarement autour du Lac Léman. Accueillants, oui, lorsqu’il y a point d’accroche, lorsqu’il y a eu présentations. Sinon, c’est plutôt l’indifférence, qui peut prendre des proportions étonnantes. Aucune hostilité, nulle part, mais, dans le hall de mon immeuble, on ne se salue pas, on ne se tient pas la porte. Et dans la rue, les gens ne se regardent pas, s’ignorent parfaitement. A mille lieues de l’Amérique latine. La sphère privée, la pudeur, oui, bien sûr, mais à force de ne pas accrocher les regards, vous vous demandez si vous existez ici autant qu’ailleurs – d’autant que vous êtes seul. J’aime les regards qui se dévisagent. L’indifférence : c’est peut-être là le prix de la tolérance. Mais le jugement est sans doute trop rapide, trop caricatural, pas assez étayé. Ce qui semble évident : Split est une ville où l’on peut vivre. Et c’est déjà beaucoup. J’y reviendrai peut-être. Mais mon roman, je le terminerai ailleurs, en Suisse, et puis peut-être à Oaxaca. Au fond, l’Amérique latine me manque. Terre de fantasmes à laquelle ma réalité arrive – étonnamment – à accrocher. La confrontation de l’une et de l’autre enrichit l’une et l’autre à chaque fois, n’entraîne jamais de déception, ce qui paraît inexplicable. C’est sans doute pour ça que j’ai autant de plaisir à y situer mes écrits. J’y retournerai –en fiction comme en vrai.
Jeudi 11 août 2011
Gare routière. A plusieurs reprises au cours de ce séjour, mes interlocuteurs se sont montrés critiques à l’égard de leur pays, parfois même très critiques. Ce qui n’est pas si fréquent, je crois, ailleurs dans le monde. Pas devant un étranger. Pas de la sorte en tout cas, pas en entrant ainsi dans les détails (et plutôt sur le ton de la blague : « Les républiques centraméricaines sont toutes corrompues, et notre mère à tous, pour la corruption, c’est México »). Bien loin des a priori que l’on pourrait avoir sur un pays réputé si patriotique. Il a indéniablement régné autour de moi un généreux climat de confiance.
Aéroport. Au petit bar de la porte d’embarquement, trois Français décident de commander à boire. L’un d’entre eux sera leur porte-parole en anglais. Appelons-le Petit A. Petit B et Petit C sont les deux autres comparses. Madame Z sera la caissière.
Petit A (à Petit B et Petit C) : Bon, qu’est-ce que vous prenez ?
Petit B (à Petit A) : Moi, un jus de pêche.
Petit A (à Madame Z) : So, hello, one… peach and one orange juice please.
Madame Z (à Petit A) : Ok, something else?
Petit A (à Petit C) : Et toi, tu prends quoi?
Petit C (à Petit A) : Abricot, un jus d’abricot.
Petit A (à Madame Z) : Another peach please.
Petit C (à Petit A) : Mais, c’est pas abricot ça!
Petit A (à Petit C) : Non, mais je ne sais pas dire abricot en anglais, alors t’auras un jus de pêche. C’est un peu pareil de toute façon.
Reynald Freudiger
(avec toute ma gratitude)